ONUPHRIO. – Vous ne manquez pas d'éloquence pour défendre votre cause, mon cher docteur en droit canon ; mais vous ne nous rendrez pas catholiques avec ce procédé-là. Du moment où vous consentez à admettre que la raison n'a rien à voir dans les mystères de votre religion, je n'ai qu'un parti à prendre, c'est de vous laisser catholique et de rester libre penseur. Autre chose maintenant. Vous faites venir le christianisme du judaïsme. Je ne distingue pas leur rapport aussi clairement que vous vous imaginez le voir ; il me semble plus naturel de croire que la religion de Mahomet tire son origine de Moïse. Le Christ fut un Juif, et circoncis ; Mahomet continua ce rite, comme le font encore aujourd'hui ses disciples, quoique les chrétiens aient préféré s'en abstenir. En outre, les doctrines de Mahomet paraissent avoir une prétention plus directe à l'origine divine que celle de Jésus ; sa moralité est aussi pure, son déisme plus pur, et son système de récompenses et de punitions après la mort exactement en conformité avec nos idées sur la justice éternelle.
AMBROSIO. – La décision de la question générale dépend de la décision de celle-ci en particulier. Les mahométans n'ont jamais essayé de trouver dans l'Ancien Testament quelque prophétie sur leur fondateur, et jamais ils n'ont même prétendu qu'il ait été le Messie ; par conséquent, quant à la question des prophéties, il n'y a rien-là qui puisse nous engager à admettre la vérité de la religion de Mahomet. Il a été à la mode, dans une secte spécieuse de sceptiques, de louer la moralité des musulmans, ce qui me parait d'une justice douteuse ; on les dit honnêtes et charitables entre eux ; mais ils admettent la polygamie, la pluralité des femmes, méprisent et persécutent toute nation d'une foi différente de la leur. Quelle différence entre cette moralité et celle de l'Évangile, par laquelle la charité est ordonnée à tout homme, voire même les bienfaits aux ennemis ; et où l'on voit Jésus présenter à ses disciples les petits enfants pour modèles. De plus, dans les récompenses et les punitions de l'autre vie, chez les mahométans, combien toutes leurs idées sont grossières et peu dignes des promesses d'un Être spirituel et divin ; leur paradis n'est qu'un jardin terrestre, séjour de plaisirs sensuels, où les houris représentent les favorites de leurs harems bien plutôt que des natures angéliques et glorifiées. Quelle différence dans le ciel du chrétien ! Combien sublime est sa perspective indéfinie ! si merveilleusement appropriée en même temps à un être doué de facultés intellectuelles et progressives ! Comme il est doux de savoir « que l'œil n'a point vu, que l'oreille n'a point entendu, et que l'esprit de l'homme n'a point connu les joies que Dieu a préparées à ceux qui l’aiment. »
ONUPHRIO. – Votre réponse est ingénieuse, quoiqu'on puisse objecter à votre charité et à votre tolérance chrétiennes les guerres de religion et les persécutions commises par le catholicisme lui-même. Votre dernière allusion au ciel chrétien ne manque pas de profondeur ; mais ne croyez pas que je permette qu'une question si variée dans son étendue puisse être résolue par un avantage aussi faible. Maintenant je vais vous présenter une autre difficulté. Vous admettez que les lois des Juifs ont été établies par Dieu lui-même, données à Moïse par le Tout-Puissant au milieu de sa gloire, dans une tempête de tonnerres et d'éclairs, au mont Sinaï ? Pourquoi donc cette loi, si elle était pure et divine, aurait-elle été abolie par celui-là même qui l'avait établie, et pourquoi toutes les cérémonies hébraïques ont-elles été détruites par les premiers chrétiens ?
ANBROSIO. – Je nie entièrement que la loi divine de Moïse ait été abolie par le Christ, qui lui-même a dit : « Ne pensez point que je sois venu détruire la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour les abolir, mais pour les accomplir. » Les parties vitales du credo du vrai chrétien ont pour base les dix commandements. Ma conviction est que la religion du Christ était le déisme pur, comme celle des patriarches ; les rites et les cérémonies établis par Moïse semblent n'avoir été que des formes adjointes à la religion spirituelle convenant à leur climat particulier ou à l'état spécial de la nation juive, et plutôt un vêtement qu'un corps constitutif de la religion ; en un mot, un système de discipline, et non pas l'essentiel de la doctrine. Les rites de la circoncision et des ablutions étaient nécessaires à la santé et peut-être à l'existence même d'un peuple habitant les climats les plus chauds ; et dans l'offrande des prémices, on peut apercevoir un but en rapport, non-seulement avec la loi du peuple, mais encore avec son économie politique. Offrir le meilleur choix de leurs biens, en témoignage de leur gratitude envers le Tout-Puissant, fut une espèce d'épreuve de dévouement et d'obéissance à la théocratie. Et encore, ces sacrifices rendirent-ils le travail obligatoire, car il fallait qu'ils fussent munis d'une certaine abondance supérieure à la nourriture ordinaire, ce qui les garantissait du danger de famine, puisque, en cas pareil, il était permis au prêtre, par l'autorisation divine, de se servir de ces offrandes pour les besoins du peuple. Les éléments les plus purs de la foi descendue d'Abraham à David furent conservés par le Christ ; mais quant aux cérémonies, elles n'étaient adaptées qu'à un peuple particulier et à une nation spéciale. Le christianisme, au contraire, devait être la religion universelle du monde civilisé, lequel est toujours en progrès ; je vois là une preuve de plus que sa nature et son origine divines sont conformes aux principes du progrès et de la perfection de l'esprit humain.
Lorsqu'elle fut donnée à une race particulière fixée dans un certain climat, son but fut tangible, sa discipline sévère, ses cérémonies nombreuses et imposantes, conditions propres à agir sur le faible et l'ignorant, par conséquent sur l'homme obstiné. Dans son développement graduel, elle se débarrassa de son caractère local et de ses formes particulières, et adopta des cérémonies plus convenables à la grande famille humaine. Quant aux principes essentiels de cette religion chrétienne, elle ne consacre que des doctrines pures, spirituelles, philosophiques ; elle comprend à la fois l'unité de la nature divine, l'état futur des âmes et un système de récompenses et de châtiments dignes d'un être responsable et immortel.