135. – Nous ne croyons pas inutile de faire, à la suite de ce chapitre, une excursion dans le domaine purement historique ; de montrer par un exemple ce qu'étaient les discussions religieuses dans les premiers siècles qui ont suivi la mort, de Jésus. On jugera par-là quel intérêt il y avait pour ceux qui discutaient à présenter des textes des Evangiles à l'appui de leur opinion, car, du moment où l'on prétendait donner à ces livres un caractère qui leur faisait attribuer, en quelque sorte, une certitude analogue à celle qu'ils auraient puisée dans une révélation divine, on trouvait, en se réfugiant derrière eux, un argument qui passait pour irrésistible. De là ces additions, modifications, interpolations introduites dans leur texte pendant les quatre premiers siècles, et si fort reprochées aux chrétiens par les païens ou par les sectes dissidentes. L'exemple que nous choisissons est emprunté à l'établissement du dogme le plus important du christianisme tel qu'on nous l'a fait, du dogme qui en forme la base : de celui de la divinité de Jésus, niée pendant plusieurs siècles par une partie du monde chrétien, affirmée par l'autre, et imposée finalement par un Empereur. Il s'en faut de beaucoup, en effet, qu'au commencement du IVe siècle, la divinité de Jésus fût admise par toutes les Eglises. Parmi les chrétiens philosophes du IIIe siècle. Noet, Sabellius n'avaient vu dans l'appellation de Père, de Fils et d'Esprit Saint que des noms différents donnés à la nature divine suivant les effets qu'elle produisait. C'était le Trinité indoue transportée dans le christianisme. – D'autres niaient purement et simplement la divinité de Jésus en s'appuyant sur le raisonnement, sur des textes, sur la tradition. Au commencement du IVe siècle, vers l'année 312, survient Arius qui, après s’être efforcé vainement de comprendre comment trois personnes distinctes pouvaient exister dans une substance simple – et naturellement n'y arrivant pas, – est conduit à soutenir que le Père et le Fils forment deux substances différentes ; que le Fils est la créature du Père et, par conséquent, n'est pas Dieu.
Arius, qui vivait à Alexandrie, eut bientôt un grand nombre de partisans, ce que voyant, Alexandre, Evêque de cette ville, convoqua un concile afin de prononcer entre lui, proclamant la divinité de Jésus, et Arius la niant. Le concile, réuni sous la présidence d'Alexandre, condamna son adversaire, qui n'en continua pas moins à défendre son opinion, faisant appel aux Evêques des autres provinces. Eusèbe, Evêque de Nicomédie, pour répondre à cet appel, convoqua dans cette ville un second concile composé de tous les Evêques de la province de Bithynie. Ce concile se prononça dans le sens de l'opinion d'Arius. L'approbation dont le concile de Nicomédie venait de couvrir la doctrine d'Arius attira à celui-ci de nouveaux et de nombreux adhérents. Evêques, clergé, fidèles se divisèrent sur la question et se livrèrent à des discussions passionnées. Des troubles en résultèrent dans l'Empire et ils acquirent une importance assez considérable pour appeler l'attention de Constantin qui, désireux d'y mettre un terme, écrivit à Alexandre, le principal défenseur de la divinité de Jésus, et à Arius, leur prescrivant « de se tenir tranquilles, ajoutant d'ailleurs qu'ils étaient des fous de se diviser sur des questions qu'ils ne pouvaient comprendre ». 73 Si pleine de bon sens que fût cette observation de l'Empereur, les esprits étaient tellement surexcités que les divisions, loin de se calmer, ne firent que s'accroître. Des séditions surgirent et, en plusieurs endroits, les partisans de la divinité de Jésus renversèrent les statues de Constantin par ce motif, disaient-ils, qu'il favorisait les Ariens. L'Empereur jugeant qu'il ne pourrait rétablir à lui seul le calme dans l'Orient, prit le parti de réunir un concile formé des Evêques de toutes les provinces, sauf à s'en réserver la présidence. Ce concile se réunit à Nicée, en 325, et fut, à proprement parler, le premier concile oecuménique. Voici sur quelles propositions la réunion des Evêques discuta pendant plusieurs mois. Les Evêques ariens soutinrent que « Jésus avait été tiré du néant et qu'il y avait eu un temps où il n'existait pas » ; que, par conséquent, il n'était pas Dieu. A cette déclaration, les Evêques opposants répondirent par la contre-proposition suivante : « Le Fils est unique de sa nature ; il est la raison, la puissance, la seule sagesse de son Père et l'éclat de sa gloire. » Il paraît que les Evêques ariens comprirent ce que cela signifiait, car ils déclarèrent adhérer à ce texte de Confession ; ce que voyant les Evêques opposants qui, par un trait de grande habileté, venaient de s'attribuer la qualification d'orthodoxes, dénomination qui a peut-être été la cause de leur triomphe final, s'effrayèrent de cette acceptation et, croyant à un piège, demandèrent que l'on ajoutât à la rédaction « que Jésus était consubstantiel au Père ». Les Evêques ariens refusant d'adhérer à cette formule, Constantin, président du concile, trancha la question en exilant tous ceux qui ne se conformèrent pas à la décision de la majorité. Voilà comment, grâce à Constantin, l'Eglise catholique a obtenu de proclamer dans son symbole qu'elle « croit en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, Fils unique du Père, Dieu né de Dieu, lumière émanée de la lumière, vrai Dieu, NÉ du vrai Dieu, engendré et non créé, consubstantiel au Père ». Qu'une assemblée d'hommes sérieux se soit rencontrée qui ait osé s'arroger le droit de définir ce qu'est Dieu, de discuter la question de savoir si Jésus était ou n'était pas consubstantiel au Père, engendré et non créé, voilà ce qui dépasse notre compréhension. En lisant de pareilles choses, n'est-on pas en droit détendre aux Evêques de Nicée les paroles que Constantin adressait à Alexandre et à Arius : « Vous n'êtes que des fous de vous diviser sur des choses que vous ne pouvez comprendre ».
Et cependant l'auteur du célèbre Dictionnaire des Hérésies n'a pas reculé devant l'espoir de nous expliquer la consubstantialité du Verbe. On lit, en effet, dans son ouvrage (Tome Ier, page 463) : « Quand on disait que le Fils était consubstantiel à son Père, on ne prenait pas ce mot dans le sens auquel il se prend lorsqu'on parle des corps ou des animaux mortels, le Fils n'étant consubstantiel au Père, ni par une division de la substance divine dont il eut une partie, ni par quelque changement de cette substance. On voulait dire seulement qu'il n'était pas d'une autre substance que son Père ! » Il n'y a jusqu'à présent que Molière qui ait trouvé une réponse à appliquer à une telle élucubration. 136. − Supposer que la décision du concile de Nicée ait mis fin à l'Arianisme serait méconnaître la vigueur des passions religieuses. Quelques années après, grâce à des influences de cour, les Evêques ariens exilés rentraient en faveur, et Arius reprenait le chemin d'Alexandrie. De leur côté, les Evêques qui n'avaient adhéré que par force au symbole de Nicée invalidèrent leur signature, et, tous ensemble, ils déclarèrent rejeter le fameux mot de consubstantiel. Pour mettre fin à cette difficulté imprévue, Constantin se décida à réunir un nouveau concile, et Arius, condamné à Nicée, vit adopter son opinion à Antioche. − Mais, de même que la décision du concile de Nicée avait été rejetée par les Evêques ariens, de même la décision du concile d'Antioche fut repoussée par les Evêques qui s'étaient proclamés orthodoxes. Loin de s'apaiser, la querelle s'envenima, car si l'Orient était en majorité Arien, l'Occident, au contraire, était en majorité pour la divinité de Jésus. 137. − En 337, Constantin meurt, après avoir partagé ses Etats entre ses trois fils : Constantin, Constance et Constant. Saint Athanase, ardent ennemi des Ariens et l'un des hommes qui contribuèrent le plus à faire ériger en dogme la divinité de Jésus, était alors exilé en Italie. Il obtint de Constant, et par celui-ci de Constance, la réunion d'un nouveau concile oecuménique qui devait être chargé de prononcer entre le concile de Nicée et le concile d'Antioche. Le concile s'assembla à Sardique, en Dacie, en 347, pour se dissoudre aussitôt. Les Evêques orientaux se transportèrent alors à Philippopoli et là, réunis en concile, ils retranchèrent saint Athanase de leur communion, puis supprimèrent du symbole de Nicée le mot consubstantiel, cause de tant de discussions et de tant de troubles. De leur côté, les Evêques occidentaux, continuant à tenir leurs séances à Sardique, maintinrent le symbole de Nicée et déposèrent les Evêques ariens. Sans doute, c'est là de l'histoire ennuyeuse, mais c'est de l'histoire instructive au point de vue de la constitution du dogme chrétien. − Continuons donc. Après l'insuccès du concile de Sardique, « le pape Libère, dit l'auteur du Dictionnaire des Hérésies, réclama de Constance la convocation d'un nouveau concile à Milan, et l'Empereur y consentit. Les Evêques orientaux y étaient en petit nombre et demandèrent pour préliminaire 74 qu'on signât la condamnation d'Athanase. Les Occidentaux s'y opposèrent. On cria de part et d'autre et l'on se sépara sans avoir rien terminé. L'Empereur exila les Evêques qui refusèrent de signer la condamnation d'Athanase, et le pape Libère, qui refusa d'y souscrire, fut banni . » 75
Continuons encore. Constance, fatigué de toutes ces contestations et qui, paraît-il, n'était pas guéri de la manie des conciles, se décida à en assembler un autre. Mais dans l'impossibilité de réunir dans un même lieu les Evêques occidentaux et les Evêques orientaux, il convoqua les premiers à Rimini, et les seconds à Séleucie. Jamais acte ne fut plus impolitique, car séparer les Evêques suivant leur origine, qui, le plus souvent, diversifiait leur opinion, c'était concentrer deux armées ennemies en leur disant : conciliez-vous. La majorité était orthodoxe à Rimini, arienne à Séleucie. Les Ariens, bien qu'en minorité à Rimini, n'hésitèrent pas à proposer au concile réuni dans cette ville une formule de foi portant que « le Fils était semblable au Père en substance et en essence », mais le mot consubstantiel ne figurait pas dans la déclaration. C'est pourquoi les Evêques occidentaux refusèrent d'y adhérer et anathématisèrent les Ariens. − Les deux réunions discutaient donc bien, en réalité, sur une expression, car il est difficile de comprendre la différence qui existe entre les mots semblables au Père en substance et, ceux de consubstantiel au Père. Il y avait de quoi faire perdre patience à l'Empereur, et il la perdit, en effet ; car voulant arriver enfin à la paix, il envoya aux Evêques assemblés à Rimini l'ordre de signer la formule qui leur avait été présentée, et il prescrivit à ses lieutenants de ne laisser aucun Evêque quitter la ville avant d'avoir obéi. Après une lutte de quatre mois, les Evêques cédèrent et abandonnèrent le mot consubstantiel. Toute réflexion atténuerait certainement l'effet produit sur le lecteur par l'exposition sans phrases de pareils faits. Après le concile de Rimini, le monde pouvait donc être considéré comme arien, et il l'eût été sans la mort de Constance, survenue en 361. Mais cette mort releva le courage des Evêques occidentaux. A la faveur des préoccupations causées aux Empereurs par les invasions des Goths, les dissensions se rallumèrent dans presque toutes les Eglises. On s'y exilait réciproquement, car partout existaient entre Ariens et orthodoxes ces haines dont, plus tard, Catholiques et Protestants, ont donné jusque chez nous le lamentable exemple. 138. − Nous touchons au dénouement ; il arrive avec Théodose. Il ne lui avait pas été difficile de comprendre que, pour être mieux à même de combattre les Barbares qui, de divers côtés, attaquaient l'Empire, il lui fallait tout d'abord assurer la tranquillité dans ses Etats et s'enlever toute préoccupation à l'égard de ce qui pouvait se passer derrière lui. Aussi, voulant couper court aux discussions entre chrétiens, il leur prescrivit, par un édit, d'avoir à suivre la foi qui leur était enseignée par le pape Damase, déclarant que ceux-là seuls seraient considérés comme orthodoxes, et que les autres seraient traités comme infâmes, comme hérétiques et punis des peines les plus sévères. Après le triomphe des Ariens sous Constance, un tel édit était leur défaite sous Théodose, mais cet édit devait demeurer lettre morte, car en présence du nombre des Ariens que renfermait l'Empire et qui constituaient la majorité en Orient, une grande tolérance dut être apportée dans son exécution. – Les Evêques Ariens se maintinrent donc dans les sièges qu’ils occupaient. Cette tolérance ne cessa qu'à la suite « du pieux stratagème » que saint Amphiloque, Evêque d'Ycone, employa vis-à-vis de Théodose et qu'il nous reste à raconter. Nous cédons ici la parole à l'auteur du Dictionnaire des Hérésies.
« Arcade, dit-il, fils de Théodose, venait d'être déclaré Auguste. Saint Amphiloque étant chez l’Empereur ne rendit à Arcade aucune marque de respect. – Théodose l'en avertit et l'invita à venir saluer Arcade. Alors saint Amphiloque s'approcha d'Arcade et lui fit quelques caresses mais ne lui rendit pas le respect qu'on était accoutumé de rendre aux Empereurs. Puis s'adressant à l'Empereur il lui dit que c'était assez de lui rendre ses respects sans les rendre à Arcade. « Théodose, irrité de cette réponse, fit chasser Saint Amphiloque qui, en se retirant, lui dit : « Vous voyez, seigneur, que vous ne pouvez souffrir l'injure qu'on fait à votre fils ; que vous vous emportez contre ceux qui ne le traitent pas avec respect. Ne doutez pas que le Dieu de l'univers n'abhorre de même ceux qui blasphèment contre son fils unique en ne lui rendant pas les mêmes honneurs qu'à lui, et, qu'il ne les haïsse comme des ingrats à leur sauveur et à leur bienfaiteur. Et, continua l'auteur, Théodose céda à l'apologue de saint Amphiloque et fit une loi pour défendre les assemblées des hérétiques. » Et, en effet, nous voyons qu'il « imposa la formule de Nicée, chassa les Ariens des villes, nota les autres d'infamie et les dépouilla des privilèges de citoyens ». Ainsi, ce que quatre et cinq conciles n'avaient pu faire « un apologue » l'obtint. C'est à lui, en définitive, que nous sommes redevables d'avoir vu La divinité de Jésus proclamée pendant tant de siècles, comme peut-être sommes-nous redevables à la seule conversion de Henri IV de ne pas voir la France protestante aujourd'hui. C'est, par conséquent, le pouvoir séculier, le pouvoir politique, qui, après avoir successivement imposé la croyance de Nicée, puis celle d'Antioche, puis celle de Rimini, imposa de nouveau le symbole de Nicée par la violence, par la persécution et par la note d'infamie imprimée sur tous les dissidents. Nous avons tenu à donner ici cet exemple de la manière dont se sont formés les dogmes ; – à montrer comment s'est constitué celui de la divinité de Jésus ; – à mettre ainsi le lecteur en défiance contre des textes libellés, arrêtés dans de pareils temps ! – Quant à nous, lorsque nous étudions des faits aussi incroyables pour les hommes du XIXe siècle que ceux que nous venons de rappeler ; – lorsque nous assistons par la pensée à ces luttes qui ont duré plus d'un demi-siècle, luttes dont, malheureusement, notre France elle-même a donné le triste spectacle quand, au XVIe siècle, Catholiques et Protestants se sont mêlés de définir, soit l'efficacité des sacrements, soit le dogme de la présence réelle, du fond du coeur nous bénissons Dieu de vivre dans des temps où la liberté de la parole est enfin rendue à l'homme, et avec elle la faculté de discuter toutes ces croyances autrefois protégées par le fer et par le feu ; – dans des temps où il nous est possible de recevoir, sans passer pour avoir commerce avec le Diable, ces communications de nos frères d'en-haut qui sont venues à leur jour, à leur heure, à l'époque où elles ont été rendues possibles avec le développement qu'elles ont reçu, c'est-à-dire lorsque, d'un côté, la science a eu assez progressé pour permettre à l'homme de se rendre compte qu'il n'y avait rien de surnaturel, rien de diabolique dans les communications qu'il allait recevoir, – lorsque de l'autre, le progrès accompli par les peuples les plus avancés les a rendus dignes d'enseignements destinés à leur faciliter de nouveaux progrès ; – lorsque enfin la barrière des supplices que le pouvoir sacerdotal et le pouvoir séculier, appuyés l'un sur l'autre, opposaient naguère au développement de la vérité, ayant été renversée par la tolérance, l'homme est rentré en possession de la liberté d'exprimer sa pensée, en d'autres termes, de lire et d'écrire, d'apprendre et d'enseigner.